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LA LETTRE D’ALEXANDRA
(Extraits)
Je me suis vouée à l’inépuisable, l’intarissable, Thierry. Telle est ma folie. Je suis l’esclave de la diversité. La diversité de tout, la diversité du Tout. De l’Un, donc – l’Un étant la puissance de diversité. Je croise, trop, sur mon chemin, de manifestations de cette puissance. Je n’y suffis plus. Je suffoque d’émerveillement, parfois. Je suis harassée.
Par moments, je voudrais que la création du divers s’arrête, ou, du moins, n’avoir connaissance de rien de nouveau ; je voudrais me contenter de jouir de ce dont j’ai déjà appris l’existence. L’examiner amoureusement, l’étudier à loisir : le contempler.
Mais ce souhait par lequel je crie grâce n’est l’expression que de mon essoufflement, que de ma trop faible (humaine) capacité. Ce n’est pas un désir profondément enraciné. Le nouveau se présente-t-il, que je l’accueille. En fait, j’étais prête à le recevoir, je l’attendais.
Il y a les visages – surtout. La merveille des visages, c’est que souvent on est totalement incapable de dire ce qui les rend uniques. Ce en quoi ils sont différents et qui vous bouleverse ne peut se décrire véritablement, est inexprimable. Il y a les paysages, les montagnes, les rivages : la face de la planète Terre est d’une richesse de détail véritablement prodigieuse. Si un jour j’écris un livre, ce sera une déclaration d’amour à elle adressée. Sa diversité se vérifie dans les choses les plus modestes.
Vous êtes dans une allée bordée de platanes, Thierry. Considérez-les un à un. Leur écorce tombe par plaques. Voilà une desquamation on ne peut plus élégante. Non seulement la chair mise à nu est claire et lisse à souhait – là où il est déshabillé, l’arbre semble fait d’une matière tendre, bien qu’elle soit solide bel et bien –, mais vous ne trouverez jamais deux fois la même répartition du tronc entre écorce subsistante et bois dénudé, le même tracé de la frontière les séparant, donc le même décor ornemental qui en résulte. Autant d’arbres, autant de cartes : le relief continental de l’écorce, ici se contente de pousser des péninsules dont les contours sinueux font penser à ceux des pièces d’un puzzle, ailleurs sème des îlots, au contraire, projette des archipels.
À partir d’une formule picturale d’une extrême simplicité, l’artiste végétal a peint à chaque fois un tableau différent. Vous promenant, vous en passez en revue les variantes. Ou, si vous préférez cette image : un aimable défilé de variantes vous est offert.
Un petit régal, Thierry. Il n’y a de monotonie que pour qui néglige de regarder. Pas même dans les étendues rocheuses désertiques interminables ; l’érosion y invente des formes insolites et a l’art de reproduire chacune en série sans se répéter.
*
Dans la célèbre question « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », préciser tout de suite le « quelque chose » s’impose, me semble-t-il. Car ce « quelque chose » n’est pas quelconque, il s’en faut. Ce « quelque chose », ce n’est rien de moins que l’Univers. Ou le Divers – ce qui revient rigoureusement au même. Qu’est-ce qui se tient à la place du rien ? Quoi donc, sinon le Divers ? Qu’on essaie d’imaginer un univers qui ne le serait pas !
L’Univers : le spectacle de l’Un qui se verse, qui prodigue la diversité – une diversité appelée à s’accroître par son propre mouvement. Prodigieusement vivant, le « quelque chose » de la question ! Sa vie est l’engendrement permanent du nouveau.
L’Univers n’est pas à proprement parler une mécanique. C’est plutôt une machine improvisatrice, qu’a lancée le Divin. Dans son fonctionnement, en effet, l’aléa fertile collabore avec les règles et, en l’opérateur anonyme, diffus, immanent, l’ingénieur et l’artiste sont confondus. Une pensée implicite est à l’œuvre, selon un mode qui nous est inconnu. Le rôle qu’y a l’improvisation créatrice n’empêche pas l’entreprise de diversification d’être orientée : un puissant mouvement ascendant, où subtilité et complexité vont croissant, emporte l’exubérance qualitative. Il l’a conduite des atomes à la pensée, il l’a élevée jusqu’à ces réalisations raffinées que sont les personnes, puisque avec chacune d’entre elles, une unicité s’invente.
En présence de certains êtres, une émotion sacrée vous étreint. Leur façon d’être, leurs attitudes et expressions, leur regard, provoquent en nous un élan d’adhésion dont je crois pouvoir expliquer ainsi la violente douceur : nous avons le sentiment qu’en eux Dieu s’accomplit.
« S’accomplit » : qu’est-ce qui cherche à se dire par ce mot que je viens d’employer ?
Ce qui est unique est bien, parce qu’il est unique, un absolu. Il n’a pouvoir de nous subjuguer que parce qu’il est justement l’Absolu siégeant en la singularité d’une créature, se produisant à nos yeux au moyen de sa physionomie, de ses gestes.
On en éprouve une telle fascination qu’on en vient à penser que la Possibilité infinie aspirait à faire l’expérience de la réalisation – quitte à en payer le prix en passant par l’extrême constriction –, qu’elle désirait connaître la décision, l’autorité des limites, la précision et la saveur de leur tracé, la définition que procure le contour – il semble qu’on le voit dessiner sous nos yeux –, la suite des inflexions par laquelle est rendu expressif, éloquent un mouvement, bref, l’affirmation qui fait la finitude et, en même temps, l’imprévisibilité de la vie qui s’invente instant après instant avec néanmoins la continuité d’un récit.
Ainsi tout se passerait comme si Ce qui n’est nulle chose convoitait l’absolu du concret. Et, puisqu’en chaque être, unique, l’existence est neuve, la grâce du commencement.
Il faudrait ne pas redescendre des hauts moments que nous devons à la musique, à la contemplation de la nature, à l’amour. Y demeurer ne se peut. Toutefois, ils font naître en nous le vœu de rester dignes de ce à quoi nous avons participé, à la faveur de quoi notre respiration a changé.
Il m’est arrivé, devant un paysage, de souhaiter, si je puis m’exprimer ainsi, lui rester fidèle. Il induisait en moi un désir de dignité.
Je me trouvais seule dans un vaste repli de la montagne. Les pentes en étaient tantôt rocheuses, tantôt couvertes d’une herbe abondante. La vue était à la fois ample et bornée. Une vérité était là, dans la présence muette à laquelle j’étais accordée. Par une entente mystérieuse. Elle produisait en moi une certitude calme et forte, une plénitude, une sagesse. De ce qui passait de ce petit morceau de l’Univers en moi, j’aspirais à ne pas déchoir.
Précieuse, l’Abbaye, à cet égard. Le climat que nous y avons créé permet une plus grande harmonie entre les hauts moments et les heures banales ; celles-ci bénéficient d’une qualité qui se diffuse à partir de ceux-là. La discontinuité n’a pas disparu, mais elle est considérablement adoucie. Je me rends mieux compte de ce bienfait depuis que j’ai quitté la Fondation. Avec quelle rapidité on retombe dans la glu des difficultés mesquines !
Puissé-je être aidée à me libérer de l’étroitesse, je veux dire des petitesses, les miennes comme celles que je rencontre !
Il ne tient qu’à nous d’élargir le paradis intermittent où nous introduisent les hauts moments.
(De même qu’il ne tenait qu’aux hommes – au plus grand nombre des hommes – d’avoir une vie agréable sur la merveilleuse planète qui leur a été confiée.)
Élever le terrestre ne signifie pas l’arracher au tangible, non, mais faire qu’il cesse d’être étanche à la dimension invisible, lui permettre d’accorder sa respiration à l’Illimité. Ayant accédé à cette dimension, il demeure tel que l’a modelé la vie dans le temps et l’espace – en ceux-ci restant exactement situé ; ses limites, en revanche, ont cessé d’être crispées sur elles-mêmes ; inchangées, précieuses, elles le définissent non plus seulement dans la réalité physique, mais en même temps dans l’Immensité subtile qui l’accueille, car il y a sa place.
Éclosion dans l’invisible.
De même que sur les plantes agissent conjointement géotropisme et phototropisme, maintenant gravité et attraction de la lumière (la lumière spirituelle) s’équilibrent.
Le terrestre élevé (en lequel est perceptible l’intime mouvement ascendant qui le change) est le terrestre accompli.
*
J’ai d’autant plus besoin d’harmonie, Thierry, que je suis dispersée. La diversité me démembre. Alors que je ne désire tant prendre acte de l’entité, de la particularité, du phénomène, dont il me suffit souvent de seulement entrevoir l’existence, que pour en donner acte à l’Un, le porter à son crédit. Je ne me ramifie sans fin que pour rassembler !
Par exemple, pour collectionner. En quoi cela consiste-t-il, sinon à concentrer hors du monde, dans une arche, les entités apparues au petit bonheur dans l’espace et le temps ?
Dehors, s’entrecroisent en tous sens l’infinité des chaînes causales : l’inédit naît de leurs rencontres fortuites, de leurs coopérations inattendues. Le monde est une exposition permanente, désordonnée, hétéroclite qui propose à la prospection savante ou poétique les inventions naturelles ou humaines. Collectionner, c’est mettre fin à la distribution aléatoire dans l’étendue et la durée, réduire l’intervalle à juste ce qu’il faut pour que se présentent les unes aux autres choses ou créatures apparentées. L’espace-temps était le champ nécessaire à l’éclosion (à demi programmée seulement) des possibles. Ces derniers une fois réalisés, il n’est plus que ce qui les sépare, les tient éloignés et donc dans l’ignorance les uns des autres, il n’est plus qu’obstacle à leur réunion. La collection l’abolit. Finie l’exposition en vrac dans le Dehors où règne la péripétie ; la circonstance est effacée. L’espace se résorbe, le temps s’annule ; c’est comme s’ils n’avaient jamais été. La collection est œuvre métaphysique.
Dans son temple se serre la progéniture de l’unité originelle éclatée. La charge qualitative est inouïe. La multiplicité demeure, mais les entités nées de l’explosion créatrice ont été suffisamment rapprochées pour que s’institue la comparaison intime, l’intarissable colloque des ressemblances et des différences.
Ce spectacle que la diversité se donne à elle-même, je m’emploie à l’organiser, à le parfaire sans cesse ; je voudrais que soit aussi clairement lisible qu’il se peut l’immense combinatoire qui est à l’œuvre , avec l’aléa, dans les travaux du cosmos et des hommes. Les membres de la collection, je cherche à les disposer toujours mieux afin qu’ils puissent échanger entre eux encore plus de signes de complicité ; qu’ils se fassent mutuellement valoir dans une évidence accrue.
Tâche inachevable, déraisonnable, entreprise par une dispositrice qui souhaite candidement parvenir à une présentation optimale. Pourquoi ? Règne sur la collection une présidence invisible. J’aimerais lui offrir – en même temps que je la proposerais à mes semblables – la présentation absolue.
*
Le divers, contemplé en tant que tel, nous tourne vers l’Un.
À travers la Dame, c’est bien vers l’Un que les offrants font converger ce divers.
Tel est le sens du rite que l’Abbaye a imaginé, Thierry.
Le texte lu incorpore un véhicule que son auteur a rendu singulier, mais ce véhicule, parce qu’il est le verbe, porte ce qu’un être éprouve et pense (son expérience propre du monde) à l’universel. L’universel n’est pas l’Un ; toutefois, le pas qui restait à franchir est accompli dès lors que la contribution est présentée à la Dame qui se tient comme l’icône vivante de la Source.
Qui écrit, sans qu’il le sache, est tourné vers l’Amont.
Dans la parole, il y a une ostension.
Elle ne fait pas que tendre ce qu’elle a recueilli : le témoignage est créateur ; il est fidèle inventivement. On ne rend compte de ce qui est, on ne transmet sa qualité, sans créer.
L’absence de Dieu est très présente. Rien n’est plus présent que cette absence-là. Et, sans se dévoiler, le Secret nous parle à sa manière tacite, ne cesse de nous parler.
La Dame manifeste l’Abîme divin que cèle le Cosmos. La dédicace à la Dame est le geste liturgique qui rend visible l’orientation que privilégient ceux qui ont choisi de vivre à l’Abbaye.
Ils se plaisent à rapporter l’épars, le disséminé au Principe.
C’est-à-dire, en esprit, voir ce qui est se détacher sur le fond de l’Énigme ; ne pas perdre de vue la Référence ultime. C’est-à-dire reconduire à l’Origine ce que répand la corne d’abondance cosmique ; ce qui s’est enfanté, ce qui advient, au cours de la Dispersion aventureuse inouïe.
La parole est une coupe.
Convergence et élévation, lorsqu’elles s’accomplissent ensemble, dispensent de la lumière.
Le vaisseau de l’Abbaye, vous en êtes témoin, Thierry, certains jours flamboie.
*
Chaque jour la lumière compte davantage pour moi.
Ce matin, je vous écris avec sous les yeux la vasque qui recueille la pluie tombée à verse d’un jet d’eau ; elle déborde, lâchant cette belle cloison liquide qui descend jusqu’à la rencontre du bassin plus bas. Je suis volontiers captive de ce rideau vivant que l’eau déploie cependant que la lumière s’y joint. Par endroits glissée en la substance de l’eau, elle s’en empare si bien qu’elle s’y substitue : éclosent alors d’éblouissantes fleurs aux pétales mouvants, insaisissables.
Joie, exultation, des deux !
La soie de ces pétales qui étincellent peut, à vous de choisir, être dite aussi bien eau qui illumine que lumière liquide.
*
J’ai pris place devant une autre fenêtre. Il a plu. Des gouttes d’eau sont accrochées aux petites branches de l’arbre qui me fait face ; suspendues sous les rameaux, elles se suivent, sagement alignées.
L’Infini est méticuleux ; il prend soin des détails.
Le soleil est revenu. J’égrène des yeux les perles de lumière.
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