CLIMAT
C’était une belle maison (construite, je crois, au début du siècle dernier*). Elle était une de celles qui donnaient sur la placette rectangulaire où à un angle la petite rue calme (appelée cité) débouchait pour ressortir à l’angle opposé. L’agrément tenait surtout au jardinet qui occupait une grande partie du rectangle que donc formait la voie entre deux coudes successifs. Ovale, ce jardinet, ceint d’une grille, ouvragée, légère ; on y voyait quatre érables et au centre un jet d’eau aux deux vasques superposées. Lorsque mes parents vinrent habiter là en 1924, les hautes portes de ferronnerie aux extrémités de la rue étaient fermées le soir ; seules les petites portes latérales symétriques disposées chacune en travers du trottoir demeuraient ouvertes.
Nous atteignions notre étage, le dernier, par l’escalier de service. Nous étions passés au préalable par le beau vestibule voûté – laissant à gauche d’abord la loge de la concierge, ensuite, à droite, à l’abri de ses portes vitrées, le grand escalier à tapis rouge – puis une petite cour. Le nôtre, d’escalier, était étroit, étroit vraiment, et sombre. Tout en haut, il ne desservait plus que les chambres de bonne mansardées – plus deux logements exigus. Le palier terminal donnait accès à l’espace commun, carrelé de tomettes (où, dans une niche, se trouvait la fontaine – simple robinet –, seul point d’eau), lequel se poursuivait par un couloir en T.
Il y avait une douzaine de chambres. Nous en avions trois. Mes parents avaient été autorisés à percer une ouverture (une tenture remplaçait la porte qui ouverte eût pris trop de place) entre deux d’entre elles. Nous vivions dans la première ; la seconde était la chambre où au lit de Papa et Maman s’ajoutèrent six ans après leur installation mon berceau, auquel succéda mon lit et, dix ans après leur emménagement, le berceau de mon frère dont son lit prit le relais. Pour se rendre dans la troisième pièce que nous appelions « la chambre de débarras » (ma mère y faisait la lessive dans un baquet de métal posé sur un trépied, frottant avec le gros savon énergiquement le linge sur une planche – pratiquant l’usage ancien, tout simplement), il fallait passer par le couloir. Les murs n’étaient pas revêtus de papier mais peints (de deux couleurs – la limite horizontale se trouvait à quelque un mètre dix du sol).
Derrière la façade, la moitié supérieure du mur était en pente. Pour fenêtres, des lucarnes que l’on soulevait plus ou moins à l’aide d’une barre métallique percée de deux encoches. Si on faisait l’effort de se pencher suffisamment et de plier la nuque, on avait au-dessous de soi la gouttière. Voir le jardinet, heureusement, n’exigeait pas cette petite gymnastique.
Lorsque mon frère fût né, mon lit de bois, que remplaça je ne sais plus quand un lit de fer, prit place dans un angle de la chambre, parallèlement à la pente, sous elle. Sous l’aile de la maison. Je dormais derrière la jupe d’ardoises. Tout contre le flanc du ciel.
Irremplaçable mur mansardé ! Nous habitions un vaisseau. Nous étions logés dans l’épaisseur océanique de l’espace. Je veux dire dans l’alvéole que nous ménageait la substance du ciel. Ma saison originelle est l’hiver (même si pour l’état civil je suis né au mois d’août). L’âme de notre habitacle était ma mère qui d’elle m’imprégna à jamais. Le lieu où ma vie a commencé, d’une chaude exiguïté, à sa manière était un sein maternel. Mais l’espace n’était pas autre chose. Nous étions encastrés dans la nuit de décembre. Je vivais dans la présence de ma mère. Je vivais à l’intérieur de la présence du monde. Je vivais au cœur de l’immense, à l’abri d’une bulle infime où si peu me séparait du gouffre ; je vivais dans la sécurité du gouffre. Car j’admirais et vénérais cet abîme qui avait la générosité de m’envelopper. Quand je sus lire, assez vite j’appris que l’univers n’avait pas de bornes. Cela me rendit plus précieux sa compagnie. Je ne dirai pas son voisinage, tant il était intime. La nuit emplissait la lucarne – qu’est-ce qu’une vitre ? La nuit était penchée sur moi quand je m’apprêtais à dormir, blotti derrière la façade – qu’est-ce qu’un peu de maçonnerie et les écailles des ardoises ?
Il ne me coûte pas de faire la sorte de petite, élémentaire, rudimentaire, auto-analyse qu’on vient de lire. Je tiens que nos singularités ne nous sont pas fatalement préjudiciables (nous déformant la réalité, limitant et gauchissant nos vues) mais peuvent être propices, ouvrir des portes, remplir l’office de sens grâce auxquels des aspects de ce qui est s’offrent à nous, ainsi que nous relier, à travers l’abysse impensable, à la source de ce qui est. Nous donner un orient.
Le bien-être m’a accordé à l’Etre illimité. La concentration était insistance de l’Infini – à me dire qu’il me concernait – et son contact étroit faisait plus que venir jusqu’à moi, descendait en moi. Le resserrement : don de l’anonyme Présence.
La vitre était une coupe minuscule pratiquée dans la masse céleste, la profondeur d’un seul tenant, à la fois insubstantielle et faite d’un banc sans mesure de fines particules d’espace, de gouttelettes microscopiques de nuit où le créé était en suspens dans l’océan de la virtualité. Elle était un regard – au sens matériel – par où l’œil touchait le corps de l’Immense et par où inversement la nuit marine, l’univers sans fond laissait paraître sa bienveillance. Je vivais dans deux dedans emboîtés. Car le Dehors sans fin était un Dedans.
Je dois à ma mère l’émerveillement et le goût de la vie. Elle était tendre (bien que sévère, avec surprenante rigueur, à l’occasion), avait une disponibilité de sympathie pour les êtres et les choses. Ainsi m’a-t-elle transmis la curiosité. Tout cela par sa façon d’être, car d’elle je n’ai retenu nulle parole, aucune appréciation qui compte – ma mémoire ne conserve d’elle que ses expressions familières. La passion des mots m’est venue très tôt, je ne sais d’où.
Elle m’a communiqué aussi l’acceptation de l’effort, l’obstination à ne pas se laisser rebuter par la difficulté, la patience balançant exactement l’impatience. (Ce tableau, on s’en doute, est incomplet ; il devrait comporter les insuffisances, les faiblesses, les traits critiquables ; elle me les a légués ; je les tairai.) La place nous faisait défaut au point que les « papiers intéressants » (j’ignorais le terme documents) que j’avais découpés dans les journaux ou la revue des assurances sociales, m’étaient inaccessibles si ma mère se refusait à déplacer les objets entassés devant le meuble où ces articles étaient rangés. Parfois le jeudi passait sans qu’elle ait eu le temps de le faire. Et quand la voie était libre, encore fallait-il, pour atteindre l’humble dossier où mes « p.i. » étaient serrés, le dégager des boîtes de différents formats qui se coinçaient l’une l’autre et entre lesquelles il était inséré. Une heure plus tard, il me fallait tout remettre en place.
Au-dessus de nos têtes s’étendait un grenier vaste et ombreux comme une forêt, comme les combles caverneux d’un château. Nous n’en connaissions réellement que les abords de la trappe ouverte en fraude, soulevée au moyen de l’échelle fort belle qui était accrochée, horizontalement, au mur du couloir.
Au bas de l’escalier étroit, de l’autre côté d’une porte parfois ouverte, se trouvaient d’amples marches qui aussitôt tournaient dans l’ombre. Elles conduisaient à une cave que l’on disait voûtée, compartimentée. (Ce n’est qu’assez tard que je la visiterai. Et encore, seulement en partie.)
Je porte ce lieu et son âme en moi. L’immeuble qui formait à lui seul, étant le principal, un des petits côtés du rectangle où la rue s’élargissait en havre de tranquillité, plus, car la maison occupait tout un angle, cet angle, l’escalier éclairé chichement (au gaz quand j’étais petit), la porte de « la cuisine », cette pièce où nous vivions, j’y reviens, après tant de décennies, dans mon sommeil. Ma mère, qui n’est plus, souvent visite mes rêves. Tantôt elle est âgée, diminuée, telle qu’elle a disparu, tantôt elle est beaucoup plus jeune. (Je demande pardon à mon père et à mon frère, morts tous deux, de ne pas les avoir évoqués.)
*Il s’agit du XIXe siècle. Ce texte a été publié en mars 1995 dans le numéro spécial de la revue Missives consacré au « Souvenir déterminant ».
Note : la merveilleuse famille ! : en grec, klima, inclinaison, klimax, échelle, klinê, lit ; en français, enclin, inclination, climax, climat.
P.S. : Lisant ce texte, un poète ami, François Lallier, a pensé à Saint Jean Climaque, ainsi nommé pour avoir écrit une Echelle où il énumère et décrit les degrés de l’ascension spirituelle. Je connaissais cet ascète retiré dans le Sinaï au VIIe siècle ; pourtant, je l’avais oublié.