La diversité est l’autre nom de l’univers

La diversité est l’autre nom de l’univers

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( La forme choisie pour cette présentation est celle d’une interview imaginaire. )

    - Le pli, la vague reviennent dans vos écrits comme des thèmes insistants ; la montagne vous occupe beaucoup ; l’œuvre des peintres et des sculpteurs aussi ; vous nous avez souvent entretenus du vêtement féminin. Ces différentes fascinations ont-elles un rapport entre elles ? Peut-on extraire de vos propos – où la réflexion et la poésie ne savent pas se dissocier – une idée maîtresse ? Ont-ils une unité ?
    - C’est au Tout – le tout de ce qui est – que va ma passion. Cette Entité totale, unique et une, où je suis inséré, m’est présente intensément depuis l’enfance. C’est l’Etre cosmique qui provoque l’appétit de voir, de connaître, de comprendre. La curiosité, c’est lui qui en est le véritable inspirateur.
    Je suis curieux par admiration : celle que déjà a produite en moi ce que j’ai vu et celle que j’anticipe, ne doutant pas que ce que je vais rencontrer saura de nouveau la susciter.
      - Si le Tout en bénéficie indirectement, ce sont tout de même bien des objets précis qui l’alimentent !
      - Oui . Je pars toujours du concret, vous pouvez l’observer. Mon obsession, c’est la diversité.
      - La diversité ou le Tout ?
      - Les deux ne font qu’un. Tantôt l’admiration ne quitte pas des yeux ce qui retient mon attention, tantôt elle se tourne vers l’Ensemble prodigieux.
    Ce qui est local, singulier, est particularité du Tout, lui appartient. Rien de ce qui est – œuvre de la nature ou de l’homme – qui n’ait une origine commune. Jamais je ne perds de vue le Tout qui est cette origine unique (encore que, pour être plus juste, il faille déplacer celle-ci puisque le Tout lui-même procède du seul Amont).
        La diversité n’a d’intérêt, n’a de prix, que parce qu’elle est la miraculeuse propriété de l’Unique.
      Réfléchissez : le parfaitement monotone ou, même, le trop faiblement différencié, pourrait-il être appelé univers ? Si ledit vocable univers ne désignait pas ce en quoi la diversité s’est mise en marche, s’invente, ne serait-il pas dépourvu de sens ? Supposez qu’existe seulement une masse de matière qui serait homogène de part en part, n’aurait-il pas lieu de lui trouver un autre nom ? En fait, elle n’en aurait aucun, faute d’avoir donné naissance à quelque nominateur.
     - Avez-vous des préférences dans cet universel déploiement ?
      - Il va de soi . Pour moi, les deux exemples cardinaux de la diversité sont la montagne (parcourue l’été) – son territoire par excellence, celui où elle s’expose, tantôt ouvertement, spectaculairement, tantôt plus confidentiellement – et la femme en son vêtement.
      - En consacrant tant de pages, ainsi que vous l’avez fait, à ce second exemple, n’avez-vous pas accordé une place disproportionnée à un sujet mineur ?
      - Le vêtement n’est pas moins important que le jardin, thème de réflexion particulièrement en faveur actuellement. Le vêtement est un sujet neuf. Les livres que lui ont consacrés les historiens, les sociologues, les psychanalystes ne se comptent plus, mais y est-il question du vêtement tel qu’il est éprouvé, ressenti, à la fois par qui le porte et par qui le voit ? Non. Je me suis efforcé de remédier à cette surprenante lacune.
      Deux magies alternent, celle de la femme en sa nudité dont le magnétisme attend l’intimité pour se révéler, et celle de la personne vêtue qui s’est donné, inventé un corps de son choix, mutable qui plus est, en sorte qu’elle nous procurera maintes versions d’elle-même au fil des jours, par conséquent à chaque fois la même et pourtant autre. Par elle, exemplairement, sur la scène du visible, se produit le Nouveau.
       - L’étoffe – vous vous y êtes souvent arrêté – est-elle liée à la féminité ?
       - Entre elles, la complicité est évidente. Il n’en demeure pas moins que l’étoffe dispose d’un pouvoir de fascination propre. De ses deux dimensions surgissent subitement les trois dimensions du relief ; un microcosme montagneux gisait – à titre de possible – dans la surface plane. Mieux : les orogénies se succèdent, l’une en l’autre changées (avec une flexibilité parfaite, avec la continuité la plus irréprochable), pour peu que des événements perturbateurs surviennent, aléas féconds.
        Le paysage des plis n’a pas manqué de retenir l’attention des peintres : voyez le Maître de Flemalle, ou Fouquet, ou Konrad Witz, voyez Léonard, voyez Watteau. L’étoffe – matériau métaphysique, à la présence féerique ou étrange – les hypnotise.
       La vague, qui si souvent se présente à mon esprit et que je ne me lasse pas d’évoquer, naît, elle se lève, comme se forme et s’érige le pli. Le pli est ce qui vient, énigmatiquement ; il figure l’imprévisible, bien que dans sa genèse, bien que dans son avancée – d’apparition – il obéisse à des lois.
       - Voir, assister, être saisi suffit-il ?
       - Non. Le voir se transporte dans le dire, du moins aspire à ce saut.
       - Dans l’écrire, voulez-vous dire ?
       - Oui.
       - A vous entendre – ne simplifiez-vous pas ? –, il s’agirait là d’un mouvement naturel.
       - Ce l’est, en ce qui me concerne. Du spectacle, de la rencontre naît le désir de l’énonciation poétique. C’est un cas particulier de cet élan vers la parole, que tout un chacun éprouve en soi, et qui existe au moins à l’état d’impatience.
       - A quel besoin répond une formulation poétique ?
       - La qualité de ce qui est ambitionne, légitimement, de jouir de la qualité de la parole. Le singulier, parce qu’il est singulier, attend que le prononce la phrase neuve.
       - Pourquoi ce qui est devrait-il être dit ?
       - On ne peut répondre à cette question sans tenter de remonter à la racine de ce qui est. Quelqu’un l’a éclairée : « La raison d’être de ce qui est, est d’être vu. » C’est-à-dire su, reconnu. Dire, c’est faire en sorte qu’autrui voie par mes yeux, sache, afin que se propage la reconnaissance.
      - Vous écrivez à cette intention ?
      - En ce qui me concerne, écrire, c’est, pour commencer, prendre acte. A la base, il y a un constat. Toutefois, ce constat n’est pas neutre, il s’en faut. Il est en même temps, d’une part, compliment adressé à ce dont je parle et, de l’autre, témoignage. Une félicitation implicite et l’invitation tacite au lecteur se confondent dans un « regardez, ceci est digne d’attention » sous-entendu. Tel est le geste de cette participation minimale à ce qui est qu’on appelle intérêt, en lequel surgit aussitôt le désir de se communiquer à autrui.
      Un degré de plus, et une admiration active se change en éloge, s’argumente. Le geste se fait tâche – responsable –, il devient entreprise de pensée et d’invention poétique.
     - Vous écrivez par amour ?
     - Oui.
     - Vous vous émerveillez, en quelque sorte, qu’il y ait quelque chose plutôt que rien ?
     - Oui.
     - N’est-ce pas faire comme si l’horreur n’était pas ?
     - Ne serait-ce pas parce que nous avons cessé de voir la Merveille que nous sommes devenus capables de l’atrocité terrifiante, innommable ?
     - L’abomination ne nous a pas attendus.
     - Certes, mais, nous, nous sommes allés jusqu’à installer l’enfer sur terre. Celui qui fonctionna dans les années 40 a essaimé à travers les décennies suivantes.
     - La merveille dissipée, n’était-ce pas tout bonnement la superstition, le pseudo-savoir fantasmatique, obscurantiste ?
     - La fable animiste était une façon de percevoir la Merveille qu’est l’Univers, de la ressentir, de lui être attaché, de la dire.
    Une tragédie s’est produite. Celle-ci : nous n’avons pas compris que nous n’étions pas privés de l’admirable, puisque nous échangions une merveille pour une autre, car c’en est une – et infinie – que la science nous révèle.
    Loin que nous nous trouvions jetés dans de l’absurde, nous faisons partie d’un Univers non seulement grandiose, mais d’une inventivité, d’une subtilité prodigieuses, d’une richesse qualitative inouïe. Nous y sommes ; nous en sommes. A l’Univers nous sommes liés par ce qu’il y a de plus intime en nous ; lui et nous sommes complices.
    C’est cela qu’il s’agit – qu’il importe au plus haut point – que nous éprouvions avec force de nouveau. Nous n’irons pas mieux tant que l’Univers ne nous sera pas affectivement présent, tant que nous ne nous sentirons pas, ainsi que nous le fûmes, étroitement insérés en lui.
    L’enchantement a cessé : ce fut, hélas, sans raison. Une prétendue lucidité nous a mis des œillères. Otons-les.
    -Votre philosophie a de quoi déconcerter : d’une part, il vous semble inconcevable de ne pas prêter la plus grande attention à ce que la science nous apprend chaque jour au sujet des particules élémentaires, de l’astrophysique, des plantes, des animaux ; de l’autre, votre relation avec ce que vous appelez l’Entité totale est proprement mystique.
     - Les deux sont d’autant plus aisément compatibles que la poésie et la métaphysique qui, dans mes écrits, s’allient spontanément et qui adoptent par moments, non moins spontanément, un ton en quelque sorte mystique, ensemble célèbrent le Tout, soit ce qui s’étend depuis la profondeur cosmique jusqu’au plus concret de ce qui nous entoure.
     - Vous préconisez des retrouvailles avec l’Univers. Ne pourraient-elles donc être que mystiques ?
     - Non. L’équilibre de l’homme exige qu’il s’éprouve accordé à l’Entité qui l’englobe et qui l’a élaboré. Voilà qui est très largement partageable. L’est aussi le sentiment de l’Enigme. La science rencontre sa limite à l’instant où se pose la question : pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien, pourquoi y a-t-il de l’admirable ?
     - L’admiration partagée, une vive sympathie procosmique, hautement bénéfiques selon vous, impliqueraient-elles la croyance en une Transcendance ?
     - Non. L’Univers a une dignité pleine et entière. Cela étant posé, les uns ne seront pas enclins à se porter en esprit au-delà de la réalité physique, tandis que d’autres y percevront le rayonnement d’une Source, ce qui est mon cas. La Diversité, à mes yeux, est la déclinaison infinie de l’Un.
     - De Dieu ?
     - Je préfère dire, le plus souvent, le Divin, plutôt que Dieu. En outre, la conviction qui me tourne vers la Source, est indépendante à l’égard des religions.
    Je reviens à l’accord largement partageable. S’il l’est, c’est précisément parce que la croyance en une Transcendance ne lui est pas nécessaire. Elle n’en est pas la condition. Pour certains, en revanche, cette croyance viendra s’ajouter à l’accord ; elle le fortifiera, le faisant profiter de sa lumière.
    Autrement dit,il s’agit de deux conceptions  philocosmistes, ou philocosmiques, concentriques, entre lesquelles le choix est possible :l’une sans Transcendance, philocosmie simple, ou stricte, l’autre transcendantaliste, philocosmie élargie.
    L’immense déploiement de la complexité croissante depuis les particules subatomiques jusqu’aux êtres vivants, tel que le peint par exemple Hubert Reeves (notamment dans Oiseaux, merveilleux oiseaux) , devrait être décrit et commenté avec conviction et éloquence, à l’intention du plus grand nombre, par l’école, les publications, les médias. Telle est la connaissance fondamentale dont le besoin se fait sentir ; le savoir essentiel qui vaut d’être dispensé avec enthousiasme afin qu’il soit possible à tout un chacun de s’en pénétrer intimement.
    Peut-on comprendre que les milieux intellectuels, pour une large part, se tiennent à l’écart des débats auxquels donnent lieu le principe anthropique et ce qu’on appelle maintenant le « multivers », ignorent ou dédaignent des controverses, autant philosophiques que scientifiques, et au demeurant passionnantes, d’une telle portée ?
    Pourtant l’Univers nous concerne : n’est-ce pas lui qui nous a patiemment mis au point ?
    L’insertion dans l’admirable est commune à tous les hommes : elle a vocation à les unir.
     - Il vous arrive d’employer le mot sacré ; c’est un terme dont on use à tort et à travers. Qu’entendez-vous par là ?
     - Il ne me viendrait pas à l’esprit de le lier à la violence, à la mort ou à la transgression.
Le fini, chaque fois qu’il s’impose à nous par sa surprésence, qu’il nous semble se tenir sur fond d’Enigme, qu’il nous donne le sentiment qu’il a une attache avec celle-ci, que celle-ci nous le délègue, alors, ce qui fait qu’il vibre mystérieusement, c’est cela le sacré , pour moi.
    Définition plus concise : vibration de l’Infini dans le fini.

Coupe  à travers les écrits