Grillons, au coeur de la nuit
Les Selves, août 8O
MUSIQUE-PARFUM.
J’avançais dans une étendue musicale, un corps musical.
Car, oui, tout ensemble, la terre, les herbes sèches, blondes (peu hautes, non serrées), les insectes invisibles, l’air où se transportaient leurs crissements – il en était comme tissé –, que parcouraient en tous sens les bulles de bruit, l’air vivant, le fluide de la nuit – de la nuit toute proche, et pourtant sans fond –, de la nuit vibrante elle aussi, par ses étoiles, tout cela constituait un seul corps, un corps unique, un corps innocent, ami, où j’avançais.
Il était fait du sol que je foulais, de l’atmosphère d’ombre limpide qui le continuait, de la nuit constellée par laquelle se poursuivait l’espace qui se tenait à hauteur de mes yeux et emplissait la modeste cuvette que dessinait devant moi le relief.
Une seule présence, insistante et douce, venait à moi depuis le terrain qui descendait un peu puis remontait jusqu’à un petit bois, lequel délimitait ainsi une coupe, un bassin d’air nocturne pétillant, aux pétillements secs, aux pétillements de paille. Emettant de tous côtés sa musique de paille. Echafaudant une pyramide, sans cesse défaite et refaite, au petit bonheur, de grésillements.
Corps ouvert en même temps, corps disponible, offert, vacant.
*
Vie de la terre. Trémulation de la terre heureuse. Chant d’un petit canton de cette terre ; concert que se donne une petite multitude cachée dans la forêt des herbes ; chœur de grésillements ; friture des champs sous les étoiles ; pétillement de la vaste intimité de cette combe, offerte au ciel, pénétrée par le ciel.
Scintillement sonore complice du scintillement stellaire. Humble ivresse que se procure la santé de la terre heureuse sous l’infini proche, de cœur avec l’immensité. Crécelles minuscules innombrables – non identiques. Le crépitement n’est pas homogène et par là il est éminemment vivant. Ce fouillis n’est pas semblable à lui-même en tous ses points, d’où le sentiment qu’on a d’une participation individuelle distincte de chaque insecte qui apporte à la pluie sèche des bruits, pluie qui monte, se vaporise, se disperse en jets réduits, en gouttelettes sèches, sa petite différence.
Grande intimité ouverte, proposée, frémissante, accordée à l’espace, unie au ciel, comme le cœur d’une très vaste marguerite.
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Les Selves, septembre 83
Trois ans ont passé. Je retrouve le chant nocturne des grillons. Il produit en moi la même émotion.
La nuit n’est pas tombée depuis longtemps qu’une petite flamme s’est levée, qu’elle s’est multipliée, propagée.
On ne sait comment décrire l’enfièvrement léger, unanime qui s’est saisi des minuscules habitants, invisibles, de la combe. Toute une population chétive est entrée en ébullition. L’obscurité pétille entre les herbes. A quoi comparer le bruit menu et vaste de cette effervescence de bulles sautillantes qui rebondissent et s’entrechoquent gentiment, de ce frémissement collectif où des centaines de fils musicaux s’entrecroisent ? On pense à des sonnailles – mais elle seraient lilliputiennes ; on pense à des grelots fragiles.
La jubilation des grillons ne s’élance qu’avec la nuit. Leur âme commune, crépitante, ne se refait qu’avec la nuit. Quand plus rien ne s’interpose entre l’humus en liesse et le ciel vibrant.
Le peuple des grillons attend que plus rien ne soit visible. Quand il est seul avec la nuit qui le surplombe et le baigne, alors commence son pépiement fervent. Une émulation emplit le creux, une communion plutôt, tant est grande la modestie de cette musique imparfaite dédiée à l’abîme obscur descendu, à frôler les herbes, comme un manteau. Musique belle assez pour dire l’extase de la combe où est entrée la nuit.
Extrait de Le Pays sur le chevalet (Deyrolle éditeur, 1992. Le fonds Deyrolle à été repris par les éditions Verdier.)