La diversité est l’autre nom de l’univers

La diversité est l’autre nom de l’univers
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L’honneur d’être

    On a cru que la science désenchantait le monde. Terrible méprise.
    On a tiré une leçon erronée des succès éclatants que connaît continûment l’entreprise de connaissance depuis qu’elle a choisi la voie de la méthode, de la rationalité, du calcul : le lien intime entre l’Univers et l’homme était une illusion, a-t-on pensé, une illusion que l’esprit logique a dissipée en même temps que l’animisme et que la superstition.
    Déduction hâtive, simpliste, aux effets funestes : l’homme enfermé en l’homme, se débattant avec lui-même, en proie à lui-même.
    Se tromper aussi gravement sur le sens de la réussite spectaculaire de la démarche scientifique n’aurait pas suffi cependant à rompre notre complicité avec l’Univers si en même temps, du fait de l’urbanisation croissante et de l’envahissement de nos vies par les instruments, une relation concrète n’avait disparu .
    La conjugaison de ces trois causes ne cessant de se renforcer l’une l’autre explique l’actuelle atrophie de notre sensibilité à l’égard de l’environnement unique : immédiat – mitoyen si l’on préfère – et illimité à la fois, circumvoisin-cosmique. Nous avons cessé d’éprouver en nous sa présence une, totale, l’énergie de ce flot qui nous atteint, nous entoure, nous porte, tel l’Océan lorsque nous y entrons.
    L’inflation conceptuelle, la boursouflure technique ne doivent pas nous cacher ce qui est résulté de la rupture du contact avec le Tout : une rétraction de l’humanité rencoquillée à l’intérieur de ce qu’elle sécrète, avec pour conséquences haine de soi cachée sous la suffisance prométhéenne, flétrissement, ensauvagement, car elle ne saurait s’épanouir dans la solitude métaphysique. Cette déréliction, dont elle est responsable, est mortifère.
    Pourquoi les valeurs péricliteraient-elles, pourquoi les repères auraient-ils été perdus – constat que l’on entend faire journellement –, si l’humanité ne vivait pas en état d’isolement, d’emmurement, de cécité, tassée sur elle-même dans un air raréfié, empoisonnée par ses propres toxines ?
    La joie s’éloigne de nous. (La vraie joie, la joie profonde, généreuse.) Un climat dépressif décolore en grande partie le paysage de la création culturelle, ou l’assombrit. Pessimisme et scepticisme y sont solidement établis. Le désabusement recrute. Pour ses adeptes sans cesse plus nombreux, rien ne mérite considération, tout est à récuser comme illusoire, mensonger, dérisoire, ou illégitime, ou encore entaché de malfaçons irrémédiables, vicié par quelque tare originelle – à commencer par la condition humaine, en deçà même, par la vie. Rien ne trouve grâce à leurs yeux, hormis la seule attitude qui ne soit pas contestable, celle du désaveu, du décri. La péjoration se porte on ne peut mieux. Chez les uns elle sera dépréciation générale résignée, chez d’autres agressivité sarcastique. Elle ira, pour peu qu’elle donne libre cours à une humeur violente, jusqu’à verser dans le cynisme démolisseur, nihiliste.
     A peine y aurait-il lieu de faire état de ce négativisme multiforme qui s’est largement répandu dans les sphères intellectuelles et culturelles, si le désenchantement n’était pas porté au prosélytisme, n’était pas paradoxalement conquérant. Si son influence ne se faisait pas sentir dans l’ensemble de la société où les œuvres, les médias, la critique, les spectacles la diffusent. On y observe ses effets qui se mêlent à ceux des déconstructions opérées dans divers domaines, des relativismes qui se banalisent.
    La mélanomanie n’inquiéterait pas si elle était exempte de dogmatisme, tolérante. Hélas, il n’en est rien. Elle censure, lorsqu’elle détient une parcelle de pouvoir. Quand elle n’exclut pas, elle intimide. Le lyrisme, la ferveur, s’ils sont assez inconscients pour paraître, sont regardés comme d’invraisemblables survivances – ne faut-il pas être attardé pour s’enthousiasmer ? Et l’ambition du propos est prétention d’un autre âge.
    Si bien que lorsque la société n’est pas affectée à son tour, elle est frustrée. L’ampleur, la générosité dont elle est privée, une anonyme grandeur (évoquer le grand  est déconsidéré, moqué comme grandiloquent), il lui faut souvent aller les chercher dans les œuvres d’autres parties du monde ou d’autres époques.
                                                      
                                                     *
    Mettons fin à l’obnubilation dans laquelle nous vivons. Que l’environnement artificiel (carapace conceptuelle et rempart technique) derrière lequel nous sommes retranchés, cesse de nous dissimuler l’environnement illimité. Accordons-nous de nouveau à celui-ci ; effaçons la coupure qui nous empêche de bénéficier de l’énergie du Don énigmatique ; remplaçons la défiance par l’assentiment, retrouvé, à la vie. La santé – vertu cosmique – vient du Dehors. Revenons, pour la recouvrer, de l’erreur que nous avons commise à propos de la connaissance rationelle. NON, LA SCIENCE NE DÉSENCHANTE PAS LE MONDE !
    C’est tout le contraire. Dans son labeur infini, ce qu’elle explore pas à pas, déchiffre, c’est le très-admirable. La plus succincte des récapitulations de ce que nous savons à présent sur l’Univers, sur ce qu’il contient, ce qu’il a produit, ne peut inspirer que la stupeur. Une stupeur éblouie. Non seulement la science n’a pas invalidé l’émerveillement originel, ne l’a pas coupé à la racine, mais le nombre d’objets, d’entités, de rouages, d’organisations, de phénomènes, d’interactions, de fonctionnements, capable de l’entretenir, de l’accroître, s’est trouvé multiplié de façon vertigineuse.
    Qu’est-ce qui nous empêche de reconnaître que l’émerveillement naïf, spontané était – est – fondé (mieux : qu’il se justifie bien plus qu’il y a quelques siècles) ; qu’est-ce qui fait obstacle à sa réhabilitation par l’émerveillement instruit ? A l’alliance des deux ? Rien, sinon notre interprétation unilatérale de la connaissance.
    Lorsque a lieu une découverte, nous n’avons d’yeux que pour le découvreur ; le découvert (ce dont une partie vient d’être éclairée) est comme s’il n’existait pas. Au lieu de nous transporter en pensée là où il est, où il subsiste, nous nous bornons à considérer l’acquisition nouvelle, fragmentaire, qui s’ajoute à notre savoir. Nous oublions de nous représenter que ce qui a été élucidé est une parcelle appartenant à un Tout cohérent ; qu’un pan – voire un membre, un organe – de ce Tout unique vient de paraître.
    Nous détachons, tirons intellectuellement à nous ce qui s’est révélé, nous comportant comme si aucun territoire n’avait précédé la carte, ou comme si le territoire se résorbait en la carte à mesure que cette dernière progressait ou se complétait. Seule la carte que nous établissons avec une précision grandissante nous fascine ; elle fait notre orgueil. Ne prouve-t-elle pas notre persévérance, n’illustre-t-elle pas notre habileté ? Ne va-t-elle pas, en outre, servir à mieux asseoir notre domination, permettre, le moment venu, une profitable exploitation ? En soi, le territoire nous indiffère. Nulle autre présence que la nôtre dans l’acte de la connaissance, telle que nous la concevons. Il n’y a pas d’Exproprié.
     A nous tout le mérite de la richesse complexe, fabuleuse, dont prend acte la carte. Nous nous admirons d’avoir su mener à bien l’exploration et la présentation. Il ne nous vient pas à l’esprit – omission qui est spoliation – que l’éloge est à partager.
    Pourtant il l’est d’autant plus que la comparaison géographique, pour utile qu’elle soit, est trop pauvre, trop rudimentaire, pour qu’on la poursuive. S’il ne s’agissait que d’un territoire ou, plutôt, que de territoires étroits, s’ignorant les uns les autres ! C’est à un Partenaire – énigmatique –que nous avons affaire.
    De lui, assidûment, nous faisons le portrait infini.

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    Nous ne pouvons à la fois être contraints de faire une prodigieuse dépense d’intelligence pour apprendre de l’Univers le mécanisme des agencements innombrables qu’il a mis au point, et dénier l’intelligence à ce même Univers. (Sous le prétexte dérisoire qu’une intelligence non individuelle, non cérébrale, n’est pas pensable, est un non-sens pour notre entendement.) Pour l’équité de nos relations avec l’Univers, il nous faut nous pénétrer de ceci : connaître, c’est faire assaut d’intelligence avec lui ; comprendre, c’est être d’intelligence avec lui. Cette entente nous suggère de vivre en bonne intelligence avec l’ Entité qui tient ensemble l’ici-même et l’immensité abyssale.

                                                     *
    L’homme ne trouvera pas son sens en l’homme.
    En l’homme, la vie cesse de s’aimer lorsqu’elle n’éprouve plus son appartenance à la Vie sans limite, inventive, imaginative, qui commence avec l’activité des atomes. Lorsque disparaît le sentiment de cette insertion, alors des forces entropiques naissent de la civilisation même, qui entreprennent de la détruire. La dignité s’effondre. Et avec elle les valeurs – elle en est la racine.
    La dignité n’est pas élitiste. Ne serait-ce que parce que originellement elle s’ignore. C’est ainsi qu’à leur insu l’ont mieux sauvegardée les moins occidentalisés d’entre les humains chez qui se rencontrent encore le maintien natif, la noblesse naturelle. Naturelle est le mot qui convient : dans le regard et le port de certaines bêtes, déjà, émerge la dignité inhérente à la vie.
    Il n’est pas en notre pouvoir de nous attribuer la dignité. Elle nous est communiquée. Nous ne pouvons que participer de la dignité. A nous elle se transmet selon deux voies : d’une part, le spectacle de l’Univers l’infuse en nous ; de l’autre, il y a l’intime manifestation de la Vie lorsque l’individu en ressent la présence au cœur de soi.
    La dignité est liée à l’échange mystérieux qui se fait entre fini et Infini et qui traverse la limite. C’est pourquoi la limite, l’apparence, en est empreinte.
    Il importe de réhabiliter l’apparence qu’on a discréditée en la faisant synonyme d’illusion. Si apparence il y a, c’est parce que ce qui est se définit en sa frontière, habite pleinement son contour et, aussi, parce que la réalité totale se distribue en sphères distinctes : l’apparence a lieu là où le franchissement d’une discontinuité par la Continuité se fait (passage qui ne peut se penser, d’où le soupçon qui pèse sur l’apparence).
    La Continuité ? L’unité vivante du Tout.
    Unité artiste. Elle compose les apparences, c’est-à-dire le spectacle du monde. L’artiste est la machiniste.
    Rien ne s’oppose à ce que le monde sensible et le monde intelligible soient réunis dans une même contemplation. Les deux ne font qu’un. L’élan de l’émerveillement premier se prolonge dans la curiosité du chercheur lorsque la science est complice de ce en quoi elle s’aventure, amoureuse de ce qu’elle étudie – embrasse.
    Il ne tient qu’à nous de nous sentir de nouveau incorporés – affectivement , poétiquement – dans cet ENTOUR qui commence dans l’ici le plus concret et s’étend à la totalité cosmique, et ce en plein accord avec la science. C’est peu dire : la science a vocation à alimenter, à servir l’émerveillement. A le maintenir au plus haut.
    C’est bien le merveilleux qu’elle nous livre, nous prodigue. Il se distingue du merveilleux traditionnel que l’imagination élaborait : appelons-le le merveilleux objectif.
    Il n’est que de dissiper un malentendu. Le monde n’a jamais été désenchanté. (Et l’Enigme demeure. La Merveille est toujours en même temps l’Enigme.) C’est le désenchantement qui était une illusion.

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