Paradigmes
« On ne voit pas le continu. On ne sait que l’intermittent. »
Roger MUNIER.
Obstruction. Cela s’interpose. S’érige, s’étend, en sorte qu’il n’y a plus d’horizon, car on ne saurait désigner par ce mot la limite qui oblige à lever les yeux si on veut retrouver le ciel, la frontière zigzagante où l’écran imposant cesse de s’y substituer. Obstacle. Irremplaçable obstacle pour lequel j’ai haute considération. Encombrement dont je ne me rassasie pas.
Qu’est-ce que la montagne, sinon la planète, ailleurs allongée, si bien que nous ne la percevons pas, la planète qui se soulève, se dresse sur son coude ? La planète soudain concrètement présente ? Et la profondeur cosmique venue se condenser en ce corps planétaire, à l’endroit où nous sommes ? L’immense, par l’intermédiaire de sa déléguée ? Le Cosmos, donc, en son entier ? Et son énigme, l’Énigme qui a précipité en la matière surgie, déployée ? L’Abîme qui élève et drape la substance compacte qu’il a sécrétée, qui a pris physionomie ?
Je révère ces traits auxquels mon attention s’attache tour à tour, exactement comme elle fait pour un visage ou pour un monument. Je ne peux leur échapper. Ce qui est, en montagne exemplairement, s’exhibe. Comme appelé, l’espace allé à sa rencontre, arrivé à son contact, s’y conforme, s’y moule. Comme s’il n’y avait cette vacance que pour la vue, d’écart que pour la contemplation. L’irréprochable ajustement de l’espace, la pureté du volume illimité qui s’efface, par sa transparence égale, devant ce qui paraît, en font ce regard parfait où ce qui est trône en évidence. Ostension de la montagne : à égalité avec le visage, elle est le visible par excellence. (Visage aussi, il est vrai : visage de Physis. Physis en elle nous regarde.) La montagne nous instruit de ceci : l’exposition – soit l’anticipation de la vue – est une propriété indissociable de ce qui est, puisque ce qui est s’entoure d’espace ; à défaut d’espace contigu, limitrophe, ne serait pas.
Matière : circonvoisine, ici ; régnant à découvert. La montagne est l’étalage que la matière fait de son mystère. Constante société : m’avancer entre les versants successifs, disposés en chicane, qui de part et d’autre plongent jusqu’au torrent, fouler les grandes dalles posées de guingois ou la rocaille, la roche broyée, branlant sous le pas qu’elle rend bruyant, c’est être en tête-à-tête avec le Secret. Je puis le cueillir, je veux dire prendre le minéral en main, le palper, soupeser, caresser, ou, distraitement, l’envoyer rouler sur la pente au bas de laquelle il rejoindra la frénésie limpide, je ne ferai qu’empoigner, flatter, provoquer ce que je sais ne jamais pouvoir entamer. La pierre est ce qui rend physiquement patente – jusqu’à s’offrir, s’abandonner au toucher – l’impénétrabilité métaphysique.
C’est un grand bienfait de demeurer de longues heures en compagnie du secret. En son sein. Sous sa protection. Au point de pouvoir m’en dire familier. Je m’entends bien avec Cela qui s’abstient de s’expliquer.
Nulle incompatibilité entre le mutisme souverain et la prolixité. Dans la montagne, que l’abîme a détachée auprès de nous, ils sont l’envers et l’endroit. Car si l’Infini, faisant irruption, produit la concrétude géante, il ne se borne pas à en installer la présence massive, il compose – tant pour celui qui médite depuis le parvis que pour celui qui s’engage dans le dédale des gorges, des ressauts et des combes – un spectacle d’une variété exemplaire ; une œuvre. Œuvre achevée, continuée ; complète, se remaniant à chaque instant. Ici Diversité est en marche.
Les hautes terres du silence ne sont pas moins celles de l’affairement. Une machinerie d’une sophistication prodigieuse est au travail. Nombreux, des phénomènes complices y interagissent. Ils ont égale vocation pour le majestueux et pour le détail. Le détail : l’infini – que le regard saisit par les espèces du local, du particulier. Mais est-ce celui qui examine qui saisit ? L’attention s’affole vite si elle se penche sur le détail. Le détail est abyssal. Le concret, pour peu qu’on prenne soin de reconnaître les individualités que brouille la foule des feuilles, des parcelles, des graviers, des ruisselets, des cascatelles, des diaclases, le concret visité de près vous fait perdre pied, vous aspire. L’infime est appât par lequel vous attrape l’infini.
Est-il plus riche pourvoyeuse, plus talentueuse dispensatrice d’aspects ? La montagne dissimule ses collections, ne livre qu’un à un ses paysages soigneusement enclavés, ses terroirs intimes : étendues lunaires, hoggars cachés ; pans d’herbe intercalaires, lés de pelouse haut accrochés, inclinés à 40 degrés ; plaines de poche, confidentielles, où le fauve – le torrent – fait la pause, parcourant nonchalamment le jardin anglais qu’il s’est aménagé ; zones de concassage, décharges de blocs, déballages ; tours de guet patibulaires, glacis ; jeux d’eaux, acrobaties et pirouettes liquides ; copieux éventaires où le schiste présente ses plaquettes empilées, ses feuilletés, terrasses jonchées d’émincés de montagne. La montagne est le paradigme même de la complexité inventive et de cette générosité, de ce luxe princier, qui a nom Diversité.
Voyez comment procède le sculpteur orogénique : pratiquant volontiers la production en série, il y fond répétition et improvisation. Ainsi quand s’alignent les ravins qui s’ouvrent côte à côte dans la chair d’un versant – comme s’ouvrent des livres, tant les flancs sont nets. Admirez la précision, la fermeté de dessin des crêtes qui les séparent. Quelle superbe dans ce tracé ! La discipline de l’érosion, l’ordonnance surprenante qui en résulte, fascinent : le feraient-elles si elles ne délivraient que de l’uniforme, de l’identique ? Non, assurément. Une régularité s’affirme sans que ce qui est issu de la fabrication soit pour autant un produit standard : c’est cela qui étonne. Toutefois, il a fallu un cas spectaculaire pour attirer notre attention sur une façon d’opérer constante de la nature, hautement caractéristique, un procédé qui lui est inhérent. Ce qui se répète se fraye son chemin au sein du peuple des microhasards, grâce à quoi l’imprévisibilité apporte ses touches minuscules. Par son association très étroite avec l’aléa, l’ordre vit. Ensemble ils créent. La montagne pédagogue nous l’expose.
Par elle nous sont fournis d’autres exemples de la complicité, d’une efficacité si remarquable, du désordre et de l’ordre : ils se relaient pour tendre les vastes pentes d’éboulis dont un invisible râteau égalise, parfait la surface – paradoxal relief qu’érige lentement la roche arrachée plus haut, fragment par fragment, au hasard des intempéries ; on leur doit aussi les moraines, inattendus andains de pierraille. Certes, elles n’ont pas l’allure, l’élégance des arêtes de neige et des dunes, mais ces dernières ont pour elles et la finesse du matériau dont elles surgissent, et le vent, expert à les façonner.
À la dignité de paradigme, la montagne a d’autres titres encore. Dans le rayonnement de sa présence, l’actuelle entreprise philosophique du dépaysagement est inopérante. Pourtant la mutabilité de son apparence pourrait sembler apporter de l’eau au moulin du relativisme qui exploite de manière tendancieuse les progrès qu’accomplit l’histoire culturelle. Ne s’intéressant qu’au travail mental des regardeurs, il croit ôter sa consistance au paysage – peu importerait cette illusion s’il ne s’en félicitait pas. Contre cette complaisance contagieuse qui n’est pas sans avoir de graves conséquences, la montagne immunise qui la fréquente assidûment. Sur lui elle garde son ascendant. Il est immuable, bien qu’elle se dérobe autant qu’elle s’impose ; que son fidèle fasse l’expérience quotidienne des remaniements de son image – il s’y habitue si peu qu’il lui semble parfois qu’elle se joue de lui.
En effet, le portrait qu’on s’en fait se révise à mesure que la journée s’écoule ou, si l’on marche, que progresse la randonnée. On voit la lumière reprendre l’œuvre du sculpteur-architecte, creuser, fouiller – un fin grattoir dégage, détoure, avive, précise – ou bien lisser. Elle désensable les clochetons gothiques oubliés sous l’ombre ou, à l’inverse, ponce, escamote, efface. Le brouillard, lui, est le cadreur, le metteur en scène ; modifiant ses contours, changeant de place, il souligne, il isole, il distingue ; on lui doit des révélations. Mais s’il n’y avait que l’éclairage, que le maquillage, que la scénographie ! Que la succession des circonstances ! L’insaisissabilité est plus essentielle. La montagne mute comme à plaisir avec le point de vue. Les profils fluctuent, des creux qui étaient omis sont restitués – une douve profonde, poche ouverte soudain, interrompt la surface qui d’en bas semblait continue –, des pentes subitement renoncent à leurs simplifications abusives, à leurs résumés trompeurs ; selon l’angle d’observation et la distance, les allures, les caractères changent. On se résigne difficilement à admettre qu’on n’accédera pas à la forme absolue. Cependant l’épreuve est précieuse : le trouble ressenti, auquel s’ajoute une pointe d’agacement, n’est d’aucun effet sur l’emprise de la montagne. (Tenir pour rien son être un, organisé, articulé, sa structure propre ? Impossible, à moins de s’être satisfait de quelques excursions hâtives ou de n’avoir qu’indifférence à son égard.) Aussi ne lui adresse-t-on nul reproche. Pourquoi ne serait-elle pas accueillante aux circonstances et ne se prêterait-elle pas à leur participation ? Devrait-on lui faire grief d’avoir consenti telle pose au regard ? La relativité du portrait inachevable multiplie les liens, loin qu’elle les dissolve. Autrement dit, en même temps qu’elle illustre à merveille la disponibilité de ce qui est à l’égard des représentations, la montagne atteste qu’un en-soi est là et bien là, auteur avec nous de ces représentations où nous le rencontrons.
Au cas particulier – cas insigne –, c’est l’Univers qui est rencontré : la présence énigmatique converge, se concentre dans le môle de pierre où brillent à midi, par intermittence, les brefs traits de mercure de torrentelets. Cela se voit à son maintien. La majesté de la montagne, elle la reçoit de ce dont elle est la représentante, c’est-à-dire d’un mystère grandiose. Elle nous le rappelle – tu vis à même la grandeur, tu ne le sais plus ; il est urgent que tu te réveilles de cette inconscience.
JE NE SUIS JAMAIS SEUL La matière est là. L’univers est là. L’énigme me tient compagnie. L’espace sidéral me considère : il y a entre nous une complicité informulable à propos de laquelle ce mot, néanmoins, me vient à l’esprit : désir. Oui, comme un désir est en suspens en lui, immensément. Peut-être est-ce une minime part de cette sorte de désir qui est passée en moi.
Cet univers est trop savamment complexe, trop pénétré d’intelligence, pour être absurde. Convaincu de cette intelligence, jouissant de sa présence – présence de ce qui ne fait qu’un depuis les confins jusqu’au lieu où je me trouve, jusqu’ici même, où nous sommes en contact –, comment n’éprouverais-je pas qu’existe une étrange solidarité, un lien très fort, entre lui et moi ?
Si m’efforçant de le qualifier de façon plus précise, je le dis luxueux, je le dis subtil, le constat que je fais se colore de ce qui, dans les deux mots, est implicite : l’admiration. Par eux, le lien mystérieux s’est exprimé.
Poésie et philosophie ont, sauf exceptions, laissé dépérir ce lien. Sa faiblesse extrême interdit que notre société connaisse la santé. Avec surprise, joie, on le trouve intact, en revanche, chez certains savants. Dans leur voix il vibre. Audible est le passage de l’énergie qui afflue, se fraye très impatiemment, irrépressiblement passage en eux. Astrophysiciens, botanistes (conjuguant paléontologie et éthologie, étude en laboratoire et exploration), leur recherche – ce n’est pas un hasard – ne se tourne pas vers l’application industrielle. Connaître, comprendre, lui suffit. Curiosité est un mot qui mériterait d’être prononcé autrement qu’il ne l’est, de bénéficier d’une image élargie. La curiosité est ouverture à l’Autre cosmique, désir qui répond à sa proposition muette. La curiosité s’abreuve à une source. Y puisant dignité.
L’enthousiasme qui propulse la parole publique de ces hommes de science est la preuve que le « désenchantement du monde » n’était pas fatal. Qu’un malentendu en est responsable. La démesure de la richesse qui chaque jour se découvre un peu plus à eux (et à la foule de leurs confrères), le progrès ininterrompu de leur initiation, l’immensité d’une révélation qui ne laisse pas de s’étendre, justifient un émerveillement – trop puissant pour ne pas brûler de se communiquer – qui compense un milliard de fois la perte de celui qui s’était investi dans les visions traditionnelles de l’univers et de ses créatures auxquelles la science s’est substituée.
À notre divorce d’avec le monde, il n’y a, par conséquent, nul fondement. La séparation affective, avec ses suites, la déréliction ou, au contraire, l’arrogance technicienne, n’avait pas lieu d’être.
II
La montagne n’est que le premier maillon de la chaîne que forment plusieurs autres paradigmes. Succinctement présentés, les voici.
L’ETOFFE. Il suffit de contempler une étoffe en désordre, la splendide anarchie de son relief, pour observer que n’en est aucunement rompue l’unité. Imprégnons-nous de ce spectacle métaphysique : le Continu (le Continu du Tout, de plus encore, car dans la vision où elle nous introduit et nous retient, l’étoffe ignore la limite), le Continu, par exception, tombe sous le sens – la mer, nous ne l’avons pas à domicile et la mer, elle, de toutes façons, échappe à nos doigts. Mieux : avant que le Divers ne s’y crée, n’y paraisse, quand l’étoffe était plane, tant que la troisième dimension n’y avait pas surgi, alors s’étendait sous nos yeux – prodige ! – l’océan des possibles, acceptant par bienveillance d’être concret.
Bousculée par l’aléa, l’étoffe rend lumineuse la permanence de la continuité que ne peuvent altérer les plus franches, les plus abruptes discontinuités ; qu’aucun bouleversement ne saurait rompre, nul cataclysme ruiner. (Constat précieux s’il en est, alors que failles, fossés, fissures obsèdent durablement les esprits, ont depuis des lustres la vedette.) Souverain, le Continu se divertit de singularités : il s’infléchit, se creuse pour les susciter, après quoi elles se constituent. Le pli : berceau où une entité naît, creuset où une intimité attire la durée, qui s’y dépose, où elle fait la lente expérience en laquelle se fondent ce qui l’entoure et elle-même. Sous-paradigme, équivalant au pli : la crique – fermée, ouverte. Entre close et éclose. Entre abritée en soi et curieuse des anses, baies, golfes alentour, désireuse de se relier aux diversités sœurs. Sororité cosmique de l’étoffe.
Ceci, encore : l’étoffe étant hors-mesure, le quantitatif s’y dissout dans la qualité, s’y abolit. Elle est la qualité pure ; la qualité en son état incorporel, impersonnel. L’impersonnel, en elle, se fait sensible. L’Infini contemplable, caressable. De lui, au moins, cet acompte, sous nos doigts.
LA VAGUE. Elle est l’inlassable modèle de ce qu’une frontière suscite, de ce qui naît de la rencontre.
Entre ainsi en visibilité sous nos yeux l’Afflux qui ne cesse. Sa permanence se dit dans l’insistance rituelle, litanique de la vague.
Nous prenant à témoin, la vague fait ostensiblement profession de beauté. La beauté est ce par quoi, au terme de ses parcours, l’énergie choisit de s’accomplir. Il lui sied de fleurir ; elle sécrète l’ornement, qu’elle conduit jusqu’à l’épanouissement. Dès lors que l’occasion s’en présente, elle compose un spectacle. Elle forme les créatures fringantes qui déferlent, qui couvrent le sable de leur lingerie d’écume.
Dans la vague, enfin, il y a un mouvement d’élévation. Une liturgie naturelle, à l’invitation du rivage, s’est mise en place.
LE VÊTEMENT. Si j’appelle artifice premier l’artisanat et l’art, c’est-à-dire ce qui procède, pour partie, à la manière de la nature, s’y unissant autant qu’il en diffère et s’y oppose, à l’inverse du second, esclavagiste, acharné à parvenir, en tous domaines, à l’exhaustivité du contrôle, alors je vois dans le vêtement l’artifice premier par excellence. Dans le chant et la danse, nature et culture sont inséparables, le corps agit, se fait art : le corps habillé – corps et vêtement ne faisant qu’un, dans une indissolubilité provisoire –, ce corps de substitution, neuf, est ; art incorporé, il n’a d’acte que l’acte originel qui s’appelle paraître – avoir insertion heureuse dans la communauté du visible. Le plaisir qu’y connaît l’artifice en étant lui-même se mêle à celui qu’il procure à la nature en la louant dans leur enlacement.
Le vêtement : deux affirmations en une, celle d’une subjectivité et celle du monde où se trouve plongée l’intériorité.
Érection d’une créature nouvelle : petit miracle (propre à l’humain) auquel on assiste autant de fois qu’une femme, s’y introduisant, fait d’une robe son corps, s’engage, différente, dans le visible – même et autre je suis, les deux, même en cette version de moi en laquelle, encore, je recommence, réapparais. Vivante icône de l’unité-diversité, de l’unique préservé-manifesté.
De cette œuvre, aussi, qu’est l’apparence, engendrée à la faveur du contact, de l’échange. Apparence artificielle, la robe, en effet, aide à comprendre l’aspect en général, c’est-à-dire la présentation de ce qui est, présentation que lui impose la limite. (Inéluctable obligation, sujétion, inhérente à la finitude, ou bien son privilège ?)
A quoi s’ajoute qu’il y a apparence parce qu’il y a – elle en est l’attestation – à la fois la discontinuité et la continuité. Ainsi de l’interface frémissante du vêtement qui tient balance égale entre l’intériorité, absolu inétendu, et le Dehors où le sentiment de soi, la présence de la Vie en une vie particulière, le secret d’une personne, incompréhensiblement, se font façade, extérieur, dehors. Adoptent la façon d’être du monde, se glissent dans les couleurs du monde accourues.
Ou bien c’est une couleur seule. Venue de nulle part, ignorante de la finitude. N’appartenant à personne, se passant du contour. Ivresse, rien qu’ivresse, comme divine. Et elle s’est précipitée ! Elle se lie à un être fini ! L’éclat sans nom a embrassé l’être singulier. De là cette apparition : un sein illuminé ; un visage ébloui.
Et la jupe ? Le mystère, elle ne le crée pas : l’espace privé qu’elle recèle l’attire, lui agrée. Là est l’un de ses séjours favoris. Particulièrement il s’y plaît quand la jupe s’est assise, a pris son assise ; quand s’est majestueusement établie en son relief – encore que ce relief ait sa vie, se redistribue, réarrange, refaçonne – la jupe montagneuse.
LE TABLEAU DE CHEVALET. Dans un rectangle hors du monde, le monde recommence. Dans l’espace neuf se présente, comme s’il n’avait pas encore été vu. Non pas qu’il se renie. Il se réincarne dans la sphère de réalité autre qu’il s’ajoute. Prend place et se concentre dans un regard – regard-cosme. Se choisit un aspect. Choix non pas arbitraire mais fondé. C’est un possible du paysage, de la créature ou de la chose qui vient au jour. Pour la sélection, il a mis à profit la singularité d’un artiste, creuset où le monde fait connaissance avec des apparences siennes qu’il ignorait. Le monde essaime. Prairie que peuplent à perte de vue – communauté illimitée, galaxie fragile – des sphères semblables à celles qu’ont produites les fleurs des pissenlits.
Cosme visible, l’œuvre picturale éclaire l’œuvre verbale, permettant de mesurer la responsabilité du dire. Car la Manifestation a lieu aussi dans le cosme de paroles. La Puissance de diversité, afin de multiplier les chances des possibles, a adjoint à Physis la constellation subjective, la prairie des psychés.
LA COULEUR. Il n’y a la couleur que là où il y a un œil, entend-on déclarer, donc la couleur, absolument parlant, n’existe pas. Vrai et faux. Exact, si l’on s’en tient à la physique et à la physiologie. Faux si on refuse de s’y restreindre. La couleur a exigé pour paraître une extrême minutie, a résulté d’une co-élaboration méticuleuse. Elle naît de l’étreinte la plus précise qui se puisse être. Quoi de plus réel qu’une étreinte ? La couleur ne nous émeut – ne nous bouleverse souvent – que parce qu’elle naît de l’accord de l’univers et de l’homme. Elle est don miraculeux que nous devons au statut hyménal du spectacle du monde – spectacle qui est co-engendré. Sceau de l’accord.
LE SOURIRE. Accord lumineux, de même, le sourire. Exemple très pur des états de grâce éphémères où le nœud de l’ego se desserre, se défait ; où l’on se quitte – à moi je préfère l’autre, un instant je m’oublie.
Le sourire est le frère du compliment, de la caresse, dès lors qu’ils sont désintéressés, comme tels immotivés (par rapport aux préoccupations de l’ego). C’est bien une suspension des causalités qui se produit.
Le sourire, l’admiration – cette petite extase : ouvertures à l’Altérité. Altérité est plus vaste qu’autre, si elle l’inclut. Car la générosité ne s’adresse pas qu’aux personnes. Dans l’art du peintre, du poète, de la maîtresse de maison qui compose un bouquet, dans le chant, dans le ministère de l’instrumentiste, œuvre le dévouement à l’impersonnel.
Tantôt il s’agit de l’engagement volontaire, tendu, fervent de tout l’être, tantôt d’une brève effusion, de l’essor d’une seconde, de l’offrande spontanée. Il y faudrait insister en ce temps où fabrication, artificialisation, formatage se généralisent – temps de l’anti-spontanéité.