La diversité est l’autre nom de l’univers

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Refus de l’enténèbrement

    Que répondre ? Comment ne pas rester interdit ? Que répliquer lorsqu’on vous dit : « La poésie n’est plus possible après Auschwitz. » ? Ce qui proteste en vous contre la violence de cette affirmation, reste sans voix.
    Qu’objecter ? La balance s’est inclinée brutalement d’un côté, a basculé. Quelles explications embarrassées pourront, avec timidité, tenter de la faire revenir vers la position d’équilibre ?
    Constat par la forme, accusation par le ton, la phrase terrible a pour contenu un verdict dont il est sous-entendu qu’il est sans appel. Celui qui éprouve le besoin de la contester se demandera si, en dépit de sa bonne foi, il ne s’apprête pas à commettre un sacrilège. Il serait légitime, cependant, de proposer un examen patient, approfondi. Qui prendra sur soi de le demander ?
    Pourtant, rien qu’un peu de réflexion suffit pour se représenter clairement que l’énoncé implacable se sert de l’horreur pour poser un bâillon sur les lèvres d’un interlocuteur assez inconscient, pense-t-on, pour se rendre coupable de ferveur poétique.
    Afin de signifier à l’émerveillement qu’il n’a plus lieu d’être, puisque plus rien n’est admirable, on lui déclare que si ses petites flammes intempestives n’ont pas été balayées par le souffle noir venu de l’incendie monstrueux, du foyer abominable, si elles osent subsister, c’est à tort. Elles sont inconvenantes. Indésirables. La joie de la participation au monde est révolue. Qui par hasard encore l’éprouve est indécent.
    Réponse : il le serait s’il ne mettait pas la joie entre parenthèses devant un rescapé de l’enfer ou le proche d’un martyre. Seul a le droit de constater ou décréter l’extinction du chant, celui qui a connu Auschwitz ou celui dont un parent n’en est pas revenu. Que les autres s’abstiennent de recourir au rappel de l’horreur à titre d’argument ultime.
    Car faisons l’hypothèse un instant que ces autres aient raison. Alors, il nous faut prendre le deuil. Nous retirer du monde. Vivre sans vivre. Ne consentir à survivre que la tête couverte de cendre. Tous et eux les premiers, pour nous donner l’exemple. Ils seraient bien en peine de le faire. Leur pessimisme ne perturbe nullement leurs occupations, n’altère aucune de leurs satisfactions.
    Qui donc brandit la condamnation, qui décide et annonce la prohibition de la poésie ? Bien souvent, ce sont ceux qui auraient mauvaise opinion de la vie et de l’univers – auxquels ils n’accordent ni intérêt substantiel ni prix – quand bien même les tragédies du vingtième  siècle ne se seraient pas produites. Le « désenchantement du monde », l’humeur dépressive de cette civilisation-ci (les peuples dans leur profondeur, toutefois, en furent longtemps préservés) ont précédé les catastrophes. Avant que ne surviennent les ténèbres, déjà, avait commencé à s’installer le gris.
    L’univers existait pleinement. L’homme en était étroitement solidaire, à lui uni par le très riche tissu des craintes, des exultations, de l’effroi, du respect, des démêlés, des luttes, des complicités. En Occident, l’homme s’est dépris de l’univers. L’univers n’est plus. Il est dépourvu de réalité propre aux yeux de l’occupant qui s’y tient, cet opérateur imbu des pouvoirs que lui procure son surarmement technique, ce gestionnaire.
    L’entretien continu avec la nature a pris fin. Affectivement et spirituellement, l’homme a cessé de vivre en la société de celle-ci. Les fibres de relations innombrables ont été rompues par le retrait de la participation. Nulle part, l’homme n’est plus nulle part. Il a fait le vide autour de lui.
    La continuité s’est dissoute, le Tout à disparu, le flux de présence, porteur d’énergie généreuse, constructive, ne passe plus. La Vie – il n’y en a qu’une d’un bout à l’autre de l’univers – n’est plus ressentie.
    Ainsi s’explique le dépérissement de la joie. La joie est donnée. L’homme n’a plus d’Autre qui puisse lui en faire présent.
    L’homme était vêtu de l’univers. Il s’en est extrait. L’homme dénudé (tel que racines ôtées à leur sol) est gravement incomplet. D’une incomplétude peut-être mortelle.
    Qu’est-ce que l’« arrachement à la nature », si souvent considéré comme une conquête, que l’élimination de la nature autour de nous et en nous, que son abolition programmée, sinon la répudiation de la sagesse immanente à cette nature ? L’homme entend ne rien devoir, il veut ne rien tenir que de lui-même et, plus précisément, de sa rationalité. La compétence de cette dernière ne se partage pas. Or, dès qu’elle décide et agit seule, elle délire. La déliaison, la désinsertion, le dénuement entraînent la perte de la cohérence. L’homme boursouflé, fier de son embonpoint technique et conceptuel, est en fait un homme étriqué, étique, déchamé, un être incohérent.
 
    De cette introversion, de ce nombrilisme de l’espèce résultent son pessimisme métaphysique, existentiel, son anémie morale ; découlent la défiance, le cynisme que les élites de l’Occident diffusent de plus en plus largement autour d’elles. À quoi se plaire lorsqu’on ne trouve de séduction à quoi que ce soit ? À quoi, sinon à moquer, à pourfendre, à contrefaire, à piétiner, sinon à transgresser pour transgresser ? La satire et la dérision qui sont de tous les temps, supposaient jusqu’ici un préférable : à l’heure actuelle, il n’y a plus de préférable.
    Autant la lucidité critique est salubre quand elle exerce un contre-pouvoir et quand elle met le doigt sur une plaie au nom de la santé, autant elle se change en aveuglement malin, en parti pris dévastateur, en mauvaise foi intolérante le jour où elle dispose des tribunes d’où se donne le ton. Des cénacles où l’on censure ce qui n’apporte pas sa voix au dégrisement, au désamour ; où se voit frappée d’interdiction la générosité de l’éloge et du chant ; où célébrer passe pour une provocation.
    Décadence, dégénérescence ? Non pas. Autodestruction. Automutilation. Autoprofanation. Une décivilisation s’est mise en marche. C’est bien de cela qu’il s’agit : la civilisation se défait dès lors que prime le chiffrable : dividendes, parts de marché, nombre d’exemplaires, records.

    Une anticulture s’étend. Pour une large part, les pièces du répertoire théâtral sont livrées à la démolition. L’avertissement « On ne fait pas de littérature avec de bons sentiments » a pris valeur de dogme ; une discrimination les refoule hors des romans et des films – s’il en est parmi ces derniers pour néanmoins les accueillir, on s’en gaussera. Ce qui est élevé, d’office suspect, est taxé de prétention, de passéisme ou d’hypocrisie. La vraie poésie se fait rare, dissuadée de se donner libre cours ou écartée par les pseudo-poésies : celle-ci incolore, exsangue, anorexique, celle-là adonnée à des manipulations formalistes, cette autre cantonnée dans le quotidien au ras duquel elle croit devoir rester, à quoi elle s’applique, ce qui a pour effet de maintenir ce quotidien parfaitement prosaïque et plat, irrelié, privé d’orientation, sans espoir de sens. On s’imagine ne pas quitter une sorte de vérité, à force de modestie dans le propos, d’inambition, d’acceptation du quelconque ; en réalité, on coupe les ailes – de ce qu’on évoque et, en même temps, de soi. Que rien ne dépasse du terre à terre !

    Dans d’autres domaines, la tyrannie du négatif se satisfait par l’abaissement dans le désordre sarcastique, le décousu, la confusion, le gâchis ou, à l’opposé, par un minimalisme intraitable, dominateur – cette ascèse au nom de rien, qui jouit d’afficher une récusation de la vie, une hostilité à la réalité sensible, une froideur hautaine à l’égard de la concrétude. La répression du lyrisme, le désaveu du gracieux, l’animosité envers cette conviction qui assure l’unité du détail, cette élaboration que conduit la sollicitude, atteignent à son tour le vêtement qui de plus en plus est sacrifié au pratique, sommé de ne pas dépasser le banal, enrégimenté par un conformisme en voie de mondialisation, aligné sur le sport, impersonnalisé.
     À l’harmonie, à l’exigence, à l’enjouement, à la franchise de l’essor et à sa liberté, à la noblesse et au sourire de la qualité, s’attaque une décréation. (Non pas que l’irrégulier, le brut, voire ce qu’on appelle le laid, n’aient leur place. Ce qui est inacceptable, c’est qu’ils fassent la loi.) Il n’est que d’allumer le poste de radio ou de télé pour vérifier qu’il est devenu de bon ton d’être grossier ou cru, de trouver de l’intérêt aux plaisanteries de bas étage. Au cinéma, l’amour est de plus en plus souvent mis en scène comme vautrement, l’intimité amoureuse comme goinfrerie de qui s’empiffre et mange salement, le quotidien comme marécage. La rivière du quotidien : l’eau limpide enlevée, voyez, nous est-il dit, le fond vaseux qu’elle dissimulait – l’eau claire n’était pas la rivière. (Ainsi qu’il a été écrit récemment, « Désacralisez, désacralisez, il en restera toujours de trop. » et « Œuvre : gros mot. »)
    En nous le meilleur est frustré, brimé. Il se dédommage grâce aux chansons, danses, musiques, liturgies, objets artisanaux, parures produits en d’autres lieux ou d’autres temps. À leur sujet sont vantées les vertus déconsidérées, découragées hic et nunc. L’ailleurs ou la tradition visités ou invités ont droit, eux, à l’allure, à la tenue, à la distinction naturelle des personnes – au marché, dans la rue –, à la subtilité fervente ou à l’apparat des spectacles, à une précision éprise, confiante, une sophistication empirique et inspirée, soit tout ce que l’intelligentsia actuelle ne supporte pas autour d’elle, qu’elle bannit comme naïf, sentimental ou grandiloquent, qu’elle déclare périmé. Inconséquente, elle prise, pourvu qu’il vienne d’ailleurs ou du passé, ce qu’à l’ordinaire elle refoule.
 
    D’elle-même la nature se porte vers un accomplissement (il en va ainsi pour l’arbre, pour la fleur). Cet hypsotropisme s’observe dès avant la vie : il prépare, engendre le grandiose ou le délicat ou les deux ensemble, associés, mariés (exemples : ceux du ciel, ceux de la vague), ou il conclut par l’élégance (penser aux courbes que dessinent les crêtes de neige en montagne ou de sable dans les étendues de dunes). En l’homme est à l’œuvre un analogue mouvement, une aspiration vers ce qui élargit et grandit, réjouit le cœur – en lui du moins tant que la vie ne se laisse pas inhiber par les diktats de l’intellect, sa suspicion invétérée, tant qu’elle adhère à elle-même, ne perd pas le goût d’être et sa belle vaillance. (La nuance ? Elle puise à l’énergie. L’écume gracile a derrière elle tout l’océan.) En Occident est apparu un hypotropisme – tournant facilement au catatropisme. Soit l’inversion de l’ascension qui emporte l’univers et qui, passée en l’homme, a fait la civilisation ; la rupture avec la vocation qui leur est commune, les unit : une trahison a entrepris de se perpétrer.
 
    Pourquoi faut-il que soit venu le désenchantement et qu’il n’ait cessé ensuite de s’aggraver ? Car il n’y avait aucune raison pour qu’il se produisît nécessairement. Il a résulté d’une méprise. À tort on a cru que la science, en dissipant les erreurs, ruinant les explications premières, permettait de sourire de l’émerveillement ; que l’objectivité dispersait le Prodige ; que l’Énigme était une séquelle temporaire de la superstition. Un complexe de supériorité s’est installé à l’égard de la nature promise au déchiffrement complet et à l’assujettissement total.
    Pourtant, l’admiration eût dû redoubler. Grâce à l’accroissement journalier de nos connaissances, en physique, astronomie, en biologie, zoologie, botanique, éthologie, nous allons de surprise en surprise. Invariablement, une inventivité inouïe, à la sophistication inlassable, nous est révélée. Peine perdue, à entendre les détenteurs du pouvoir culturel : s’agissant de ce qu’il découvre, l’homme n’a de considération que pour les exploits de sa perspicacité.
    Un univers fabuleux nous est offert : loin qu’il nous inspire le respect, c’est nous qui nous rengorgeons un peu plus. Au lieu que les connaissances gagnées nous attachent davantage à lui, elles nous en séparent. Injustice et cécité aux conséquences tragiques.
    De cet univers génial, nous sommes les créatures. Il les a faites géniales, elles aussi, au point qu’elles oublient leur origine et se conduisent comme nées d’une génération spontanée. Dans l’océan des constellations, nous sommes en famille. Il est indispensable que nous retrouvions cette conviction. Le Sens est mystérieux mais il y a bien un Sens.

    Le négatif est un choix de notre liberté. Il dépend de nous de ne pas nous y complaire. Voir Molière, lire Balzac, Dostoïevski ou Garcia Marquez ne déprime pas. La violence pathétique du flamenco a su se faire savante sans que faiblît le poing de l’émotion : le danseur qui s’élève contre la souffrance, s’insurge, se bat avec elle, mais par ce mouvement la hisse au-dessus d’elle-même. La fouaillant, éperonnant, un travail passionné l’exalte, la change en art. La plainte du fado est lyrique ; celle des musiciens des Andes, tonique.
    La stylisation s’ajoute inventivement et se mêle à la vie pour la servir. L’œuvre naît d’un travail fait en commun, de l’échange des dons : entre ce qui inspire l’artifice et ce dernier qui s’attache à exaucer un vœu de la vie. Imprévisible – un enchaînement d’initiatives le produit – ne veut pas dire arbitraire : l’artifice est justifié par ce à quoi il s’unit, qui l’a appelé. Il s’avère, une fois créé, nécessaire.

    Le négatif est notre fait. Le fini est positif. L’infini, d’une tout autre manière, il va de soi, l’est – en tant que Puissance. Le Rien l’est, même le Rien, puisque tout est issu de lui.

                                       *

    Refusons le chantage qui consiste à déclarer que la poésie ne fait pas le poids en face de l’enfant qui a faim. Cela n’est vrai que dans l’urgence. Hors d’une situation si concrète qu’elle exclut tout dilemme, dicte la priorité, une comparaison, une mise en balance est absurde. Il n’y a pas d’existence digne de ce nom sans dimension esthétique.
    N’acceptons pas qu’on nous oppose Auschwitz.
    Répondons à ceux qui invoquent l’horreur : êtes-vous sérieusement décidés à vous enfermer avec la pensée de l’ignominie ? Jurerez-vous que votre affliction n’aura pas de faiblesses, que vous ne vous laisserez pas émouvoir par quelque mélodie, quelque couchant, quelque écume dans la lumière au pied de la falaise, par un regard ? Que vous saurez vous en détourner en disant : frivolité, imposture !
    Ce qui nous émerveille, de la nature ou de l’homme, du monde ou de l’art, est innocent. Pourquoi l’innocence devrait-elle s’effacer devant l’horreur, se sentir coupable de subsister, se cacher, ne dire mot ? Ceux qui lui prêtent leur voix, pourquoi faudrait-il qu’ils aient honte ? Ils trahiraient l’innocence, bien au contraire, s’ils la taisaient. Aussi sont-ils résolus à « veiller la merveille », pour reprendre la si belle expression de Michel Collot. Haute et douloureuse conscience de l’horreur et haute et reconnaissante conscience de la merveille ne sont en rien incompatibles.
    Que l’humanité s’en prenne à elle-même de ses abominations et ne projette pas sur la nature les nuées malignes sorties de son sein. Qu’elle n’attribue pas à ces dernières plus d’espace qu’elles n’en occupent, alors qu’elles n’ont pas tout envahi, sur ses propres terres y compris : désintéressement, droiture, absence de calcul existent bel et bien. Pourquoi se refuse-t-on à reconnaître – il n’y a là nul angélisme – que demeure en nous une part de virginité ?

    Si la lumière de la joie a tort, alors cloîtrons-nous dans le désespoir. Cédons à la pente. Rien ne sera plus facile. Nous n’avons pas attendu la présente décennie pour entreprendre de glisser, même si la décoloration, le dessèchement, la fissuration, l’éboulement progressent à vitesse croissante – voilà que sont touchées les couches de la population jusque-là indemnes, (Chanter au travail, siffler dans la rue : c’était il y a quarante ans.) Et puisque la dévitalisation qui s’étend ne supprime pas pour autant la demande de divertissement, anesthésions de plus belle cette population en usant sans restriction de la violence de l’image, des éclairages, du son ! L’étiolement ou l’éviction de l’innocence (féconde, bâtisseuse) rend fatal le recours à l’action brutale sur les sens.
    Choisir de ne voir que le malheur ne peut qu’aider à sa propagation. Ne nous abandonnons pas à la fascination des flammes mortelles. Ne nous laissons pas aller à penser que tout gravite autour de la perversité et qu’il n’est pas d’autre foyer. L’horreur n’attend que cela.
    Ne lui cédons pas le terrain à l’avance. Fortifions-nous par la contemplation des lumières. Plus que jamais nous avons besoin d’elles. À quoi, sinon, revient notre attitude ? Elle équivaut à admettre que les bourreaux sont victorieux, bien au-delà de ce qu’ils avaient conçu, qu’ils l’ont définitivement emporté – ce qui sera pour leur descendance, qui forme le parti de la mort, du meilleur augure.